Technicien dans le bâtiment de formation, Philippe Bada a choisi de changer radicalement de vie. Pour lui-même, pour les autres, pour la société, pour la planète. Interview.
Al-Kanz : Qui est Philippe Bada, plus connu sous son nom professionnel « Ryad le jardinier » ?
Philippe Bada : Un homme de 33 ans qui vit dans la métropole lilloise. Issu des quartiers et ainé d’une fratrie élevée courageusement par une maman solo, j’ai commencé comme technicien du bâtiment, puis je me suis intéressé à l’associatif et au caritatif pour ensuite monter mon projet de ferme en maraîchage bio.
Al-Kanz : Comment passe-t-on de technicien dans un cabinet d’architecture à jardinier à la tête d’une ferme bio ?
Philippe Bada : En troisième, on m’a expliqué qu’il valait mieux que je m’oriente en filière professionnelle. Passionné par mes études pour devenir technicien du bâtiment, je me suis rendu compte au moment de rentrer sur le marché du travail que ce secteur ne me convenait finalement pas.
C’est toutefois au boulot que j’ai commencé à consommer bio grâce à une collègue architecte qui m’y a sensibilisé. En faisant mes courses, j’ai senti que pour certains clients des magasins bio – une minorité –, le basané que je suis n’est pas le bienvenu dans ces espaces commerciaux. Je me suis dit que, si je voulais que tout le monde mange bio, il fallait en créer un où tout le monde puisse se sentir à l’aise.
Conscient de l’ampleur du faux halal, j’ai en outre pendant dix ans drastiquement restreint ma consommation de viande. Je ne mangeais plus que les steaks d’une marque certifiée halal. J’avais pris conscience qu’il fallait changer nos méthodes de consommation, consommer moins mais mieux. J’ai alors eu l’idée de monter une ferme qui permet de sensibiliser à la production alimentaire et à ses enjeux et de faire comprendre ce que bien produire implique en terme de coûts et de moyens. Je souhaitais en outre créer des partenariats avec d’autres producteurs afin de créer une dynamique collective et de permettre que se rencontrent producteurs et consommateurs, mais aussi consommateurs de classes et origines ethniques différentes.
Al-Kanz: Avez-vous réussi à trouver rapidement une clientèle vous permettant de vivre convenablement de cette nouvelle activité ou est-ce encore difficile ?
Philippe Bada : J’ai longtemps vendu mes produits en-deçà d’un prix raisonnable dans l’optique de les rendre accessible à tous. J’ai pris sur moi leur coût réel, ce qui a failli me couler. Aujourd’hui je fixe mon prix à sa juste valeur. C’est plus cher, mais si je veux perdurer et continuer à proposer des légumes de qualité, faire vivre ce qu’il y a autour du projet, il faut passer par un prix juste.
J’entre actuellement dans une nouvelle phase, ma clientèle se renouvelle. Mais je suis encore dans le creux de la vague, je ne vis pas encore vraiment de mon activité.
Al-Kanz : Vous travaillez avec des partenaires jusqu’en Ile-de-France chez qui vous livrez vos légumes. Quel type de partenariat mettez-vous en place ?
Philippe Bada : Je travaille actuellement avec plusieurs commerçants, triés sur le volet, car je souhaite que mes produits soient dans un environnement qui les respectent, avec une valeur, une éthique. Mes clients franciliens passent commande sur Internet, dans notre boutique en ligne, et choisissent un commerçant prés de chez eux. Je me charge ensuite de déposer le panier commandé chez le partenaire de leur choix. Ces derniers obtiennent ainsi un complément de gamme sans avoir à en gérer la logistique, ainsi que de potentiels nouveaux clients. Je prévois à l’avenir d’assurer des animations dans ces commerces partenaires, ce qui leur profitera plus encore.
J’ai un partenaire un peu particulier dont j’aimerais dire deux mots, en l’occurrence l’association Qassama, qui depuis des années gère la collecte de denrées et sa distribution pour 45 familles. Ensemble, nous avons lancé « le panier solidaire », qui permet à qui le souhaite d’offrir un panier de fruits et de légumes bio que l’association se chargera de distribuer.
Al-Kanz : En quoi consiste la journée type d’un fermier bio, votre journée type de fermier bio ?
Philippe Bada : Je vis au rythme des saisons. L’hiver est une période plus calme, j’en profite pour bricoler, préparer les animations à la ferme et les partenariats. Le printemps et l’été exigent beaucoup de travail : entre la plantation, l’entretien des cultures et les récoltes, je commence vers 5-6 heures du matin pour finir vers 22 heures, avec une pause de deux à trois heures au déjeuner. Toutes les journées se suivent, mais ne se ressemblent pas, même si certaines tâches sont répétitives. J’ai la chance et la charge de gérer absolument tout mon circuit, ce qui me permet d’assurer une parfaite traçabilité – ce qui, il faut le dire, engendre beaucoup de frais.
Al-Kanz : Vous avez mis en place, avec des experts dans leur domaine, des ateliers de sensibilisation dans un centre social de Lilles (zéro déchet, phytothérapie, diététique, etc.). Cultiver, commercialiser, mais aussi transmettre et œuvrer pour un meilleur monde donc ?
Philippe Bada : L’essence même de ce projet, c’est d’avancer et de faire avancer dans le bon sens, sans culpabiliser ni mépriser personne, de faire avancer tout le monde, du plus petit au plus grand. C’est aussi de prouver qu’on peut être chef d’entreprise, vertueux pour son environnement, sa société et sa communauté de référence. J’ai aussi envie de montrer à notre jeunesse que l’on peut réussir et tout à la fois tenir à ses principes et que nous autres habitants des quartiers ne sommes pas condamnés à être cantonnés au sport, à la chanson ou à la (mal)bouffe.
Al-Kanz: Vous aviez en projet, l’an dernier, de mettre en place des espaces pédagogiques dans votre ferme. Avez-vous pu le lancer ?
Philippe Bada : : S’agissant du financement participatif de l’an dernier prévu pour financer plusieurs espaces pédagogiques, j’ai finalement préféré rembourser les donateurs. Mon activité a en effet failli s’arrêter. Incertain alors que je puisse la poursuivre du fait d’un certain nombre de difficultés, je ne souhaitais pas prendre le risque que cet argent finance un projet que je ne pourrais finalement pas porter et faire perdurer.
Puis, grâce au soutien de mes partenaires et de certains clients qui m’ont encouragé à relancer la machine, j’ai pu assurer à ma petite entreprise une certaine stabilité (que je n’avais pas jusqu’à présent). J’ai alors lancé une nouvelle cagnotte.
Une partie de l’argent collecté a été utilisé pour l’aménagement d’un lieu d’accueil à la ferme destiné à des ateliers et d’autres projets dont je vous parlerai plus tard. Le jardin de la santé est maintenu, l’arboretum aussi, il sera installé de manière échelonnée ainsi que le verger pédagogique.
Côté pédagogique enocre, les ateliers en lien avec notre ruche et la vente de miel démarreront en douceur cette année.
Al-Kanz : Une ferme bio comme la vôtre est à soutenir. Comment les lectrices et les lecteurs d’Al-Kanz peuvent-ils vous apporter leur soutien ?
Philippe Bada : Tout d’abord par les invocations, car sans Son aide rien est possible. Ensuite, en achetant les fruits et les légumes de notre ferme : si vous habitez la métropole lilloise, sachez que je livre à domicile. Si vous êtes en région parisienne, il y a sûrement un point relais près de chez vous. A ce propos, je cherche des partenaires particulièrement dans le 91 et à Paris intra-muros, des commerces, des entreprises qui accepteraient de devenir des points relais.
Al-Kanz : Pour finir, vous qui avez changé totalement de vie, quels conseils donneriez-vous à celles et à ceux qui rêvent de quitter leur profession pour lancer leur propre entreprise, plus encore lorsqu’elle a du sens comme la vôtre ?
Philippe Bada : Le premier conseil que je donnerai, c’est de se donner du temps. Il faut y réfléchir avant, se former et si possible diversifier ses expériences avant de se lancer. Il existe des structures (couveuses, boutiques de gestion) qui permettent de tester son activité, mais aussi d’avoir un comptable, de suivre des formations, tout cela sans avoir à payer les charges (les impôts) que toute entreprise commerciale est tenue de payer. Dans le Nord, il y a l’association Chrysalide – A Petits Pas. Citons aussi Muslim Ambition qui a choisi son cœur de cible et qui accompagne les porteurs de projets à leurs débuts.
A la ferme, nous accueillons avec grand plaisir quiconque veut échanger, apprendre, comprendre. Nous comptons d’ailleurs lancer le café des entrepreneurs : ce sera dans un premier temps une rencontre mensuelle, entre professionnels et pourquoi pas porteurs de projets, pour pouvoir discuter et échanger sur différents sujets en relation avec la création et la gestion d’entreprise, production, ergonomie, commercialisation, stratégie, marketing. L’objectif est de mettre en place, à une petite échelle, un réseau d’affaires professionnel de type Business Network International.