Libraire et éditeur, Thomas Sibille a lancé en février 2021 une seconde maison d’édition, Héritage, dont les ouvrages se distinguent par la volonté affichée de « créer des ponts » entre Orient et Occident. Interview.
Al-Kanz : Cofondateur de la librairie Al-Bayyinah et des éditions éponymes, vous avez décidé de lancer en 2021 une seconde maison d’édition, Héritage. Pour quelles raisons ?
Thomas Sibille : passionné de lecture et convaincu que la connaissance de l’histoire, l’ouverture sur le monde et les idées ont un rôle à jouer dans la construction intellectuelle de chacun, je ne me limite pas aux livres strictement religieux. La ligne éditoriale des éditions Al Bayyinah étant essentiellement religieuse, j’ai voulu lancer une nouvelle maison d’édition qui s’adresse aussi à celles et à ceux qui ne sont pas musulmans.
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Les éditions Héritage ont vocation à créer des ponts. C’est à cet effet que nous avons décidé de mettre en avant des auteurs qui, par leur vie ou leurs travaux intellectuels, font le lien entre l’Orient et l’Occident.
J’ai souhaité en outre faire revivre des ouvrages, que j’ai pu moi-même découvrir au gré de mes lectures, mais qui aujourd’hui sont quasiment introuvables.
Al-Kanz : Pourquoi ne pas avoir plutôt édité ces ouvrages avec les éditions Al-Bayinnah ?
Thomas Sibille : Comme je viens de le dire, la ligne éditoriale d’Al Bayyinah est strictement religieuse, celle d’Héritage est plus large. C’est à la fois un souci de cohérence éditoriale et le souhait de ne pas susciter l’incompréhension du lectorat d’Al Bayyinah qui a motivé ce choix.
Al-Kanz : Qu’est-ce qui distingue les éditions Héritage des autres maisons d’édition musulmanes francophones ?
Thomas Sibille : Disons qu’avec Héritage nous nous efforçons d’une part d’enrichir l’édition islamique francophone d’autre part d’amener nos lecteurs à s’ouvrir à des auteurs plutôt méconnus, souvent occidentaux ou ayant vécu en France, comme Étienne Dinet, Léopold Weiss, Murad Hofmann, Malek Bennabi, Muhammad Hamidullah et tant d’autres.
Al-Kanz : La France, la colonisation et l’islam. Ce triptyque traverse nombre des livres parus à ce jour. Pourquoi ce choix ?
Thomas Sibille : La colonisation est une partie de l’histoire qu’il est nécessaire d’aborder pour comprendre le présent et, sinon apaiser, à tout le moins contenir les tensions qui pourraient naître de l’instrumentalisation du passé. C’est même une thématique très actuelle. Regardez, par exemple, la politique mémorielle du président Emmanuel Macron s’agissant précisément de l’Algérie.
Dans un tel contexte, il est intéressant de faire connaître au plus grand nombre les positions d’intellectuels tels Vincent Monteil, Jacques Berque ou encore Aimé Césaire, qui, rappelons-le, a écrit un discours sur l’Algérie.
Pour ce qui est de l’histoire de la présence musulmane en France, je pense qu’en parler est une nécessité, ne serait-ce que pour montrer le riche héritage commun, les apports des uns aux autres, ou encore des alliances, dont certaines particulièrement salutaires, à l’instar de celle entre François Ier et le sultan Soliman le Magnifique.
Je crois fondamentalement que cette histoire, riche et commune, peut avoir un rôle positif et fédérateur dans notre société ; tout comme elle peut permettre de dissiper de nombreuses incompréhensions, sources de repli sur soi et essentialisation de l’autre.
Rééditer la version intégrale de la biographie du Prophète ﷺ par Etienne Dinet, commande du ministère français des Armées en hommage aux musulmans morts sur le champ de bataille lors de la Première Guerre mondiale, est à ce titre un message fort envoyé aux uns et aux autres, ou tout du moins à ceux qui veulent vivre en paix, à ceux qui veulent vivre ensemble.
Al-Kanz : Comment faut-il comprendre la place de choix accordée dans votre catalogue à des auteurs comme Malek Bennabi ou Muhammad Hamidullah ?
Thomas Sibille : Malek Bennabi est un auteur incontournable, dont les idées obligent le lecteur à s’interroger sur sa condition, à se remettre en question, jusqu’à parfois l’introspection ; un observateur en prise avec la réalité qu’il savait questionner : on lui doit notamment le concept de colonisabilité.
Penseur de la colonisation, il a vécu en France, en Algérie et en Égypte. Son expérience ou plutôt ses expériences confèrent à cet intellectuel une place à part. Décédé en 1973, Malek Bennabi demeure aujourd’hui, cinquante ans plus tard, plus que jamais d’actualité.
Pour ce qui est de Muhammad Hamidullah, je crois que l’on peut dire que nous avons une dette envers lui. C’est un savant reconnu à l’international, mais méconnu en France. Il a traduit le Coran en français en six mois, corrigé une célèbre traduction d’al-Bukhari, écrit une biographie du Prophète ﷺ – cadeau offert à la France pour la remercier de l’avoir accueilli après l’annexion d’Hyderabad par l’Inde. Le célèbre orientaliste Jacques Berque dira de lui qu’il « a sauvé la science du hadith de la dérive hyper critique, qui avait tendance à aller jusqu’à l’absurde ».
Chercheur au CNRS durant près d’un quart de siècle, Muhammad Hamidullah refusa d’être rémunéré, expliquant qu’il percevait déjà un salaire d’une autre activité, tout comme il refusa les prix décernés pour récompenser son travail de chercheur. Seule la récompense de Dieu lui importait.
Comment ne pas mettre en avant un intellectuel d’une telle envergure, un penseur, dont la personnalité, l’humilité et l’engagement — il multiplia les maraudes — ont marqué son temps et ceux qui l’ont côtoyé, des plus grands orientalistes aux chrétiens, en passant par les croyants à qui il donnait cours dans des associations musulmanes ?
En rééditant les travaux du professeur Hamidullah, j’espère contribuer à faire connaître ce grand homme qui démontra qu’on pouvait parfaitement vivre en France sans renier ses convictions et sa pratique.
Al-Kanz : D’ailleurs à qui s’adressent vos ouvrages ?
Thomas Sibille : Ils s’adressent à tous : musulmans ou non, chercheurs ou non, passionnés de lecture ou lecteurs en herbe. Mon but est de proposer un choix suffisamment large pour que chacun y trouve son compte. J’essaie de suivre la recommandation de Muhammad Hamidullah : combiner la rigueur des orientalistes à la ferveur du croyant.
J’espère, à travers les éditions Héritage, réussir à montrer l’esthétique de l’islam, à engager des réflexions intéressantes et à valoriser l’oeuvre de certains orientalistes de renom tel Henri Laoust, tout en permettant à des chercheurs d’aujourd’hui de se faire connaître du grand public.
Al-Kanz : Vous souhaitez remettre au goût du jour des auteurs peu connus, voire oubliés. Comptez-vous éditer des manuscrits inédits, jamais publiés ? Le catalogue des éditions Héritage a-t-il vocation à se distinguer par son originalité ?
Thomas Sibille : Oui, tout simplement parce que j’ai pu accéder à des textes qui à ce jour n’ont pas été publiés. Il s’agit par exemple de conférences de certains islamologues français données à l’étranger, mais jamais éditées.
Nous prévoyons d’ajouter à la réédition du livre Témoignage sur la guerre de libération des lettres inédites de Malek Bennabi.
Nos lecteurs peuvent d’ores et déjà découvrir des lettres, peu connues, du professeur Hamidullah adressées aux autorités publiques, en France. Nous les avons publiées dans un ouvrage intitulé Activité de da‘wa islamiyya en France et les problèmes annexes.
Al-Kanz : Pour finir, accepteriez-vous de nous révéler quelques-uns des titres phares que vous prévoyez d’éditer dans les prochains mois ?
Thomas Sibille : Deux recueils sont en préparation en ce moment :
– un recueil d’articles du professeur Hamidullah sur l’authenticité du Coran et la codification du hadith.
– un ouvrage compilant les recherches d’une universitaire sur le thème du savoir et de la culture dans l’histoire du monde musulman.
Ce sont des travaux de grande qualité, qui montrent à quel point le savoir était valorisé dans le monde musulman d’antan et en quoi cela a influencé le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui.